jeudi 12 mars 2009

Silence

Il fallait de façon impérieuse écrire les mots qu'on pouvait de moins en moins dire... Il tentait tant bien que mal de cacher la progression de ce mal, mais plus le temps passait et plus il emportait dans le passé les moments où il pouvait entendre. L'audition baissait inexorablement et le plus inquiétant était qu'il s'y habituait, s'en satisfaisait, et même parfois s'en réjouissait. Il y avait eu le mythe de l'aède aveugle, à son tour il érigerait sa propre histoire, sa propre version des faits, sa propre vision, forcément, de la vie et de ses mouvements, qu'il prendrait comme prétexte à ses compositions. Il faudrait créer le son d'une autre façon, donner aux images toute leur valeur. Il faisait souvent l'expérience de s'immerger, à la piscine, le dimanche, entre des enfants criards et babillards. Les sons lui parvenaient alors transformés, adoucis, incompréhensibles, presque imperceptibles ; le monde prenait une dimension nouvelle et apaisante et il se sentait attiré par cette sensation comme on se sent attiré inexorablement vers l'addiction, dans toutes ses chimères. Et quand il émergeait, l'eau contenue encore de façon minime poursuivait la sensation, cassait la symétrie sonore des deux oreilles ; la tentation était grande alors de replonger pour retrouver un calme apaisant, pour laisser aller le corps et ses perceptions à des figures nouvelles. Mais il prenait le temps de rester là, les oreilles à moitié dans l'eau et souriait de ce sourire qu'il avait lu dans Ovide.
De nouveau devant sa table, au moment de tracer les mots, il se rappelait cette pelote de laine, silencieuse au possible et qui lui avait dit quelque chose pourtant, ce soir. Qui lui avait permis de communiquer malgré lui avec quelqu'un (d'ailleurs, où était-ce ? Serait-il possible, par hasard, de retrouver l'adresse ? et pour quoi faire ?). Que faisait cette personne à présent ? Regrettait-elle ce geste, son objet ? L'avait-elle vu ? Il n'avait as eu l'idée de lever les yeux, tellement rivés au bitume.
Alors il se leva, alla ouvrir le placard de l'entrée où traînait un vieux carton rassemblant les dernières affaires de la femme qui avait bien voulu l'accompagner un temps, il en sortit des aiguilles assez grosses, revint vers la pelote et monta les mailles (invraisemblable, hein, qu'un homme sache monter des mailles !) et commença un carré, pour voir où les mailles, à défaut des mots, le mèneraient.
Bien, il se retrouvait, là, assis sur le tabouret jamais loin de son bureau pour les besoins habituels (les dossiers les plus intéressants sont toujours trop hauts), en train de tricoter, répétant pour la première fois depuis longtemps les gestes que sa grand-mère, un été particulièrement rempli d'ennui, lui avait appris, par jeu. Il avait tricoté plusieurs écharpes mais l'effet produit avait été trop gênant, l'effet produit par l'annonce de l'auteur de l'écharpe ; apparemment tricoter était une tâche encore sexuée pour longtemps. Le carré initial devint rapidement un rectangle puis une bande puis il prit l'allure vague d'une écharpe. Je suis en train de me tricoter l'écharpe de la publicité... Bravo la soirée créative, réussie ta soirée...
Il mit du temps à se rendre compte du silence, de l'apaisement procuré par ce silence, de la décontraction trouvée par hasard. Alors des nuées d'idées vinrent se poser sur les linéaments de son esprit. Le caractère insolite de la situation le frappait avec acuité. Il ne prit pas le temps de boire du thé, et se laissa aller à ce tricot, pauvre métaphore, fragile, ratée, et pourtant.
Il revint enfin s'asseoir à son bureau et écouta, cette fois-ci, de toutes ses oreilles (il aimait cette expression qui avait pour lui l'allure de l'éléphant). Il écouta les bruits de son coeur, il écouta les souvenirs venir frapper à sa porte, les douloureux comme les autres. Il écouta sa tristesse profonde et la laissa s'exprimer davantage, un peu plus que d'habitude. Il écouta le silence dont il entourait ses évolutions dans la société. Il écouta les voyages en train qui l'emmenaient à toute vitesse vers des salons et des rencontres. Il écouta peu à peu les envies qui pointaient leur nez, qui osaient ouvrir la bouche, doucement, entrouvrir pour découvrir patiemment la suite des idées, la suite des événements...
Il prit le stylo et écouta sa danse, difficile, sur le papier bon marché qui provoquait un léger grincement. Il traça les lettres qui se muèrent en écriture.
DR

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