dimanche 15 mars 2009

Elle (3)

Elle ressasse. Depuis des semaines, elle tourne sur elle-même, s’enroule autour de sa lassitude, de ses questions. Force centrifuge qui l’attire au centre, emportée par le poids de son attente. Elle ne sait plus comment sortir de cette aspiration qui la dévore, de l’intérieur, sans lui laisser le temps de compter le temps, de mesurer l’absence. Comme si plus rien d’autre ne la tenait au monde que cette boucle tourbillonnante qui l’emporte au fonds de l’eau, la laisse dans la transparence marine, étouffée par le manque d’air, enivrée par le sel et l’opacité, empêtrée dans les bruits diffus du dehors ; elle vit dans cette sensation sous marine depuis presque un mois, aplanit les bruits des voitures de la rue, celui des canalisations qui grondent quand le voisin du dessus tire la chasse d’eau, oreille voilée comme si elle portait des boules Quies, entendre au loin le quotidien, ne plus lui appartenir et fuir l’instant, elle est dans des limbes profondes qui l’isole d’elle, du téléphone qui sonne de temps en temps (une amie inquiète ? sa mère, malade ?), de son appartement, qui pourtant la protège des autres et de l’air frais, du printemps qui arrive doucement, alors qu’elle ne rêve que d’hibernation, d’avalanches de neige, du froid qui endort lentement ; elle se sent bien dans cet enchevêtrement d’hésitations, de retours en arrière. Ne voudrait pour rien, pour personne qu’on l’empêche de souffrir ce cette façon là. Elle passe ses jours autour d’elle-même, se met au centre, prend des détours, des circonvolutions et jouit de la complexité de ses sentiments, de l’impossible dans lequel elle évolue avec une certaine grâce, imagine t’elle. Elle ressasse comme on suce un bonbon, jusqu'à se râper la langue, jusqu’à l’écœurement, dans le plaisir de saliver le sucre fondant, la friandise entêtante de tant de douceur. Elle est au centre d’elle, n’a plus envie de se quitter, de peur peut-être de se perdre dans l’immensité de ses questions. Pourtant, elle a dans son geste de jeter la pelote de laine, ouvert sa fenêtre sur le dehors, regardé un homme inconnu, s’est demandé pourquoi il emportait la boule rouge, sans même lancer un regard sur elle, et dans ce mouvement absurde, elle a quitté le cercle qui la protège depuis tous ces jours. Son ressassement se voit déjà contraint à s’éloigner d’elle qui ne peut s’empêcher de chercher le sens, le signe de cet écheveau perdu, ramassé, récupéré, pour quoi, par qui ? Elle s’absente sans encore s’en rendre compte, se demandant ce qui l’a poussé à défiler ce pull, qu’elle porte depuis des années, cadeau d’une tante morte depuis peu ; elle s’emmêle dans le souvenir de cette vieille femme qu’elle aimait bien et dans les mailles de ses questions qui abandonnent ce qui la tient dans ses incessantes répétitions. Elle ne s’en rend pas encore compte, mais elle est déjà en partance vers ailleurs, elle quitte l’antre qu’elle a construit avec patience, dans une douleur douce qui n’appartenait qu’à elle, dont elle prenait soin, qu’elle bichonnait pour être sure de ne pas oublier, de ne rien omettre de la brulure qui la taraude avec une telle acuité.
Julia Billet

1 commentaire:

  1. Le blog prend une autre envergure, et quelle belle aventure...
    DR

    RépondreSupprimer