mercredi 12 août 2009

Lui (10)

Mes doigts sont noircis … Alors, une sensation, qu’il reconnaît, vient peu à peu le saisir et le pénétrer, une sensation qui le fait connaître à lui-même, qui le faire naître dans la peau d’une autre personne, celle du scribouillard, du griffonneur, du noircisseur de papier. Oui, il était temps de se remettre à écrire, de développer les cahiers et les carnets, pour rebrancher ensuite le traitement de texte et d’aligner des lignes parfaitement justifiées. Des lignes pour produire des histoires étranges, banales, touchantes ; des lignes pour le délivrer de lui, pour le nourrir, pour le faire rêver. Comme l’histoire de la petite fille qui se balance dans son jardin, imaginant l’avenir à présent que son père est parti, pour quelques mois ou quelques années, on ne sait pas encore, parti en quête d’aventure et de reconstruction de lui-même. Tout à l’heure, Marina, sa maman, va l’appeler pour le déjeuner et exigera d’elle les mêmes gestes précis pour se tenir à table. Surtout ne pas mettre de jaune d’œuf sur la nappe ! Mais quelle importance de salir cette nappe quand son papa est parti et ne sera pas là pour ronchonner en cœur avec sa mère ! Ensuite, quand tout sera bien avalé, quand tout sera bien débarrassé, elle ira ouvrir le coffre en osier récupéré sur un trottoir un jour de grand débarras et prendra ce vieux cahier abîmé aux pages encore vierges, elle prendra ses feutres et dessinera ce qu’elle porte sur son cœur. Elle désire dessiner à nouveau ces personnages étranges, aux membres longilignes, qui se balancent sur le papier et dont les grands yeux fixent intensément le spectateur. Personnages mouvants et souples qui s’affronteront dans des intermondes à la recherche des valeurs essentielles : le bon aura le dessus sur le méchant. Elle ignore que Marina regarde ses dessins avec des yeux inquiets, cherchant la trace éventuelle de signes précurseurs de mal-être, ne sachant pas s’arrêter à la simple fantaisie de ces lignes étranges. Ce que Marina ressent, le lecteur peut le saisir aisément. Une certaine sécurité dans les gestes du quotidien qui surtout ne doivent pas changer selon les circonstances. Car elle a connu trop de jours où le simple fait de se contenter de mettre une casserole d’eau à chauffer pour les mêmes pâtes au beurre et au sel, et c’est tout comme repas, était déjà une grande victoire sur elle-même, fruit d’une énergie énorme qui se réalise dans du dérisoire. Alors, elle en a acheté des feutres à sa fille Marie pour qu’au moins il y ait quelqu’un qui fasse quelque chose de ces journées terribles. A présent, elle se sent capable de porter le quotidien. Elle se sent capable de marcher dans les mêmes rues, de leur découvrir un visage différent et moins hostile, d’apprécier croiser les gens sans souffrir de sa solitude. Elle se sent capable d’écouter la musique qu’elle écoutait auparavant sans que les larmes ne viennent l’étreindre. L’étreindre … Le mot la fait tressaillir et son cœur se serrer. Elle se sent capable d’oser être elle-même, d’éplucher différents légumes et de cuire une viande parce que sa fille, qui écoute sagement les conseils de sa chaîne télé préférées, aime à dire qu’il faut manger équilibré. Yaourt, fruit ? Magnifique ! Enfin, on va jusqu’au bout sans s’étouffer ! Elle prendra même plaisir à laver la vaisselle ensuite pour laisser la place à la suite. Parce qu’il doit y avoir une suite.
Voilà ce qu’il écrit à présent qu’il est rentré chez lui. Finalement, sentant les mots trop nombreux et pressants, il s’est mis tout de suite à l’ordinateur. 601 mots affiche son écran. Voilà qui est rassurant. Mais rien sur leur valeur. Mais ils valent quelque chose pour moi. Ce sont mes légumes épluchés et bien cuits. Je voudrais trouver l’histoire à raconter qui m’emmène quelque part. J’ai beau regarder cette pelote de laine, seule la nécessité d’écrire me vient, pas encore la suite.